Présentation
De tout temps, les écrivains se sont intéressés à l'univers particulier des cafés. Certains les ont même choisis comme lieux de résidence. Ils s'y installent, la table devient leur bureau et ils écrivent là, dans la proximité des habitués. D'autres y passent en se contentant de glaner au hasard quelques scènes, décors, intrigues ou dialogues rapides. D'autres encore s'y attardent et aiment y retrouver des proches ou des inconnus auxquels ils donnent des rendez-vous incertains. Tous apprécient ce lieu social et ouvert où sont nés tant de brèves et de récits.
Les auteurs réunis dans
Au bout du bar ne dérogent pas à la règle. En se plaçant dans la lignée de tant d'adeptes des bords du zinc, ils poursuivent de lentes conversations avec leurs prédécesseurs en nous offrant, avec cet ensemble de textes inédits, un tonique recueil d'escapades en bonne compagnie.
Extrait
"C'est au bistro, je dirai plus loin lequel, qu'un jour la légende est née pour nous. Une modeste légende, aux dimensions un peu ridicules, pas du tout le genre homérique, non, sauf à considérer les reliefs et la verdure de notre pays à peu près dépourvu de vignes comme une
mer vineuse - l'expression est dans l'
Illiade - où nous n'avons eu de cesse d'embarquer. N'étais-je pas ton "matelot" ? Et les villages où nous faisions escale de "jolis ports de pêche" ? Tu sais très bien, toi, de quoi je parle. Nous avons rêvé ensemble, silencieusement ou presque, pendant quelques années, cette fable ordinaire que je veux maintenant raconter. Qu'importe si nous ne sommes que deux à lui accorder de l'intérêt, sinon du crédit - c'est la nôtre.
Elle fait quand même vaguement écho à quelque illustre cousine. Je pense à la
Légende du saint buveur. Oh ! Nous n'avons jamais été clochards à Paris, Dieu merci. Nous serons restés des gens de la campagne au contraire, des gens sans histoires, le commun des mortels avec un travail, une épouse, et un toit sur la tête. Mais au fond, on ne le répétera jamais assez, tout le monde a une histoire, un bout de roman enseveli par le passé. Il y a toujours en soi une vieille île au trésor à redécouvrir, un conte à déterrer, une mémoire à fouir, tant que résiste sous nos tempes un imaginaire empli de taupes tenaces, battantes (ou aussi bien de mineurs polonais qui voudraient amuser la galerie). Toujours on peut creuser, se tirer les vers du nez avant qu'ils ne s'engraissent à leur tour sur notre carcasse, et tisser entre eux vérités et mensonges comme s'ils devaient être nos linceuls de futurs fantômes, afin d'habiller à notre façon, selon notre goût, ce qu'auront été nos existences plus ou moins libres, plus ou moins coupables, ardentes, humbles, floues.
Nul besoin d'avoir traversé la grande misère, la grande souffrance, d'être élevé au rang de martyr notoire ni de génie reconnu pour ériger son petit monument mythologique intime. Il suffit, par exemple, d'être un jour entré tout seul au bistro dans l'idée radicale d'y rester (au moins jusqu'à la fermeture), comme on entrerait en religion quoi. Ce mot de religion, nous l'avons banni de notre vocabulaire, et pourtant... Songe à ce que nous avions coutume de répondre pour signifier qu'Untel se trouvait au café, on disait : "Il est à l'église!". C'était de l'ironie, bien sûr. Une manière aussi de ne pas trahir l'ami picoleur, et éventuellement face au courroux de sa femme, de nous défausser sur l'hypothèse hautement improbable qu'il ait pu se tromper de porte puisque chez nous le débit de boissons jouxtait quasiment le clocher. Lorsque le frère en question regagnait sa maison en titubant sous la lune en oeuf baveux, pleurant et riant comme un bossu hébété, son ombre se tordait sur la chaussée, s'allongeait parfois pour se confondre avec celles des réverbères, des arbres, et de "l'acrobate" du calvaire au pied duquel il avait dégeulé. Lui aussi, dans la nuit qui recouvrait la terre et sa tête. accomplissait son chemin de croix. Sa Passion.
Tu me rétorqueras que je mélange tout, que je me montre bien sérieux, sentencieux sur le sujet. Et puis, tu ne vois pas le rapport. Ah bon ? Ne seras-tu pas d'accord avec moi si je décrète que la Bible, c'est légende et compagnie ? !...
[...]" (Claude Andrzejewski, "Les après-midi campagnards")
Les auteurs
Claude Andrzejewski, Yves Bergeret, Lionel Bourg, Michel Dugué, Cilles Ortlieb, Robert Piccamiglio,
Jean-Claude Pirotte et Lambert Schlechter.
Liens
Editions Apogée :
www.editions-apogee.com