Christian Coulon
Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Bordeaux, chercheur au CNRS, spécialiste de l'Afrique et du monde musulman, il s'intéresse aussi à la gastronomie. Il a publié aux éditions Confluences Le Cuisinier Médoquin (Bordeaux, 2000), Ce que "manger Sud-Ouest" veut dire (2003), Festins gascons, "Cuisiner sa vie" (2005). Christian Coulon est membre de l'association CEPDIVIN.
Bibliographie complète
Editions Confluences (Bordeaux)
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"Le vin horizontal" (extrait)
Nous devons également admettre contre tous les doxographes savants et sentencieux du vin que celui-ci est aussi une affaire de sensibilité personnelle, d'ambiance, de mémoire, de lieu. Des vins modestes, mal vinifiés, maigres ou passés peuvent être la source d'un grand plaisir lorsqu'on les absorbe en certaines occasions, en certains endroits. Ces vins qui, objectivement, devraient vous faire grincer les dents et dresser les cheveux sur le tête, se métamorphosent alors en véritables nectars. Ces vins très ordinaires se hissent en vins poétiques. Ecoutons - encore - l'une de nos belles plumes du Sud-Ouest, le sociologue des "gens de peu", Pierre Sansot :
"Ainsi "un petit vin de pays". Que voulez-vous : "Il n'est pas connu. Il n'est peut-être pas fameux. Mais c'est le mien, c'est celui de mon pays, tout comme ces haies que je longeais pour me rendre à l'école et ce ruisseau où je bâtissais des barrages". Il n'est pas extraordinaire. Pour être juste, disons que, pour le goûter et l'aimer, il faut avoir vu le jour et vécu auprès de ses vignes.1"
Vins de village, vins de pique-nique, vins de zinc, vins de nos ferias, pas toujours à la hauteur de ce que l'on attend d'un bon vin, d'un "vin fin", mais qui s'inscrivent malgré tout dans l'histoire et la sagesse du vin. Je partage tout à fait le sentiment de ces paysans dont parle Pierre Sansot, pris d'une "violente colère à l'idée que l'on les tenait pour quantité négligeable à travers ce qu'ils produisaient et qui était leur œuvre 2". Moi aussi je regrette cette piquette que nous fabriquions à Lamarque, dans le Médoc, et qui était notre boisson quotidienne. Je l'appréciais surtout l'été, bien fraîche, versée dans des grands verres pour satisfaire notre soif, quand elle accompagnait nos savoureuses salades de tomates ou nos somptueux beignets d'aubergines. Sur de tels mets, rien ne la remplacera. C'est une boisson de mémoire, d'un temps à jamais révolu où le "grand vin" le "vin fin", le "vin vieux" était réservé à la table du dimanche ou aux repas exceptionnels. On la préférait même au vin de Margaux de l'oncle de Soussans, qui, parce qu'il était conservateur, catholique et entouré de bigotes ne pouvait sortir de ses barriques qu'un liquide sans cuisse et sans matière, disait mon grand-père qui traquait sans nuance tout ce qui de près ou de loin touchait la "calotte". Les jugements que l'on porte sur le vin sont souvent une affaire d'opinion et d'imagination. Le vin est une vision du monde qui nous entoure et un miroir de nos vies. La légende du vin ne se nourrit pas que de ces grands crus qui sont supposés donner le ton au goût juste. Elle s'abreuve aussi de tous ces vins d'usage qui sont autant de manières d'aborder l'existence. Le vin horizontal, c'est aussi cette façon de concevoir le vin dans les multiples dimensions qui lui donnent sens.
Et c'est enfin ce défi permanent qui s'attaque aux idées reçues, aux vérités bien assises ou aux modes du moment, bref à tout ce qui anesthésie l'idée pour s'engager dans la voie plus tortueuse, mais combien plus passionnante, de l'odyssée du vin. Comme le dit si bien Michel Serres, qui n'apprécie guère les voies droites, tracées par les conventions et les traditions, cette odyssée est exode "au sens où le chemin s'écarte du chemin, où la voie prend l'extérieur de la voie.3"
Notes
1. P. Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Rivage poche /Petite Bibliothèque, 2000, p. 103-104
2. Ibid., p. 109.
3. M. Serres, Les Cinq sens, Paris Hachette, 1985, p. 347.
Christian Coulon, Ce que "manger Sud-Ouest" veut dire, Editions Confluences, Bordeaux, 2003, pp. 272-273.
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