Présentation
Il suffit parfois d'un vrai libraire et d'un bon bistrot pour changer la vie d'un quartier. Dans le Paris " bobo " de ce début de siècle, il subsiste encore quelques poches de résistance où les êtres échappent à la lobotomie généralisée. Aux Bistroglodytes, on côtoie tous ceux qui consentent à prendre le zinc autrement qu'à dose homéopathique. Certains soirs d'initiation à l'œnologie, on y croise quelques poètes en congé d'au-delà, André Laude, Lautréamont, René Char et André Breton. Il y a aussi Bébert l'éboueur sénégalais, homme à tout faire, prince du contrepet, qui est au vocabulaire ce que le Facteur cheval est à l'architecture, et rêve secrètement d'édifier dans son pays, avec les restes du vieux monde, un musée de " l'économie cannibal "; il y a Bon bec de Québec, le maître des lieux, goûteur d'exception, capable d'une seule gorgée de déceler le moindre mouillage, grand chasseur de crus adultères dont le seul défaut est de ne jamais recracher ; sans oublier Hi Han le libraire, amateur de poétesses laiteuses et fessues, qui, grâce à une méthode dont il est l'inventeur, est sans doute le seul éditeur à vendre des livres dans les cimetières, ni Mami Paulette, ancienne ouvreuse dans un cinéma de " dards et d'essai " qui, entre deux siestes et un petit verre de chardonnay, fuit encore parfois la gestapo, et quelques autres... du même tonneau.
Extrait
Dans un duo parfait de vieux complices, Bon Bec et Bébert continuaient leur numéro qui participait du rituel : après avoir lentement versé le vin dans le verre, ils le faisaient dodiner sur les parois.
"Le vin, il ne faut pas trop le bardasser", précisait Bon Bec, en forçant un peu sur son accent québécois.
En symbiose, d’un léger mouvement de poignet, nos deux compères se passaient lentement le verre sous les narines, le regardaient par transparence, y trempaient les lèvres, s’emplissaient raisonnablement la bouche, faisaient passer le liquide d’une joue à l’autre, mâchaient longuement puis recrachaient dans les cruches en terre ; et, sans plus dire un mot, ils interrogeaient l’assistance du regard.
Les commentaires allaient de "ça pique, mais c’est bon" (buveur de Coca-Cola introduit par une start-up du quartier) à "il a de la cuisse" (le charcutier d’en face), en passant par "il est long en bouche" (une dame qui en avait vu d’autres).
C’est là qu’immanquablement Bébert ajoutait :
"Et à la fin, il fait la queue de paon.
– Ça m’arrive aussi des fois, mais en d’autres circonstances", souriait Bon bec.
Lorsque la dégustation battait son plein, Bon bec demandait le silence :
"Pour parfaire cette mise en bouche, notre ami libraire va nous lire un extrait d'un de ses livres préférés."
Il se tournait vers Hi Han :
"Je parie que tu vas nous lire quelque chose sur le vin ?
- En effet, je vais vous lire un passage des
Contes bleus du vin de
Jean-Claude Pirotte. Ce texte est à la littérature ce que sont les très grands crus aux plaisirs bachiques." (p. 83-84)
Egalement :
les premières pages sur le site du Cherche Midi Editeur
L'auteur
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La Confrérie des Bistroglodytes se lit comme un hymne à la fraternité des petites gens. On y retrouve la verve et l'humour de François Vignes dont le précédent roman, Les Compagnons du Verre à soif a obtenu le prix Georges-Brassens en 1998.
Corresponsable des éditions Table rase avec Jean-Pierre Biatarana, écrivain intermittent, François Vignes ne se dévoile pas aisément. Il est né en 1948 à Bordeaux mais préfère garder pour lui le parcours qui l’a amené jusqu’aux Compagnons du Verre à soif. Hommage amical et signal de détresse, il s’agit d’un roman à clefs dont certaines masquent à peine André Laude - page 207 figure même un beau poème inédit de ce dernier, L’Ode à Oum Kalsoum - ou Yves Martin. On y croise dans un Paris définitivement balayé par la modernité le petit monde des poètes et des bistrotiers tel qu’il existait dans les années 1980 : André Hardellet, Gérald Neveu et les autres.
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(Source : Eric Dussert, article paru dans Le Matricule des Anges Numéro 023 - juin-juillet 1998. © Le Matricule des Anges, ses rédacteurs et LeLibraire.com.)
François Vignes est également l'auteur de : Les compagnons du Verre à soif
cliquez sur l'image pour l'agrandir François Vignes et Alphonse Boudard - © François Vignes
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