Présentation
Le plaisir que suscite la lecture du
Traité de bon usage de vin est tout d'abord attisé par la curiosité que l'on accorde à la nature même du texte qui fut traduit et publié en Tchèque en 1622 par un certain Martin Kraus de Krausenthal et dont il ne reste que trois exemplaires. La traductrice, Marianne Canavaggio, fort judicieusement a opté pour une traduction qui ne cherche pas à restituer le texte original dans la langue de Rabelais. Elle a fait le choix "d'une langue compréhensible par tous mais portant l'écho de la syntaxe et du vocabulaire rabelaisien." Cela donne par exemple :
"Ne buvez jamais seuls. La compagnie de buveurs est une engeance hautement estimée et sa parole barytonante est d'un poids considérable dans les cercles des gendarmes".
Traité de bon usage de vin se présente comme un petit traité de savoir-vivre, dans lequel Rabelais s'amuse à déplacer sur l'échelle des valeurs la place qui est accordée au vin. Pour ce faire, il use de tout son savoir-faire - jeu, farce, raillerie, mensonge, argotisme, détournements et sophismes - et d'un usage savant du langage et des traditions orales populaires. Le texte commence ainsi :
"Mon estimé maître Pantagruel m'a prié de noter ici en fidélité et brièveté ce qui lui paraît digne d'être consigné pour le profit général de la corporation des buveurs pantagruelistes. Il se fût volontiers acquitté de cette plaisante tâche et eût gravé ces paroles en tables de pierre ; toutefois l'absorption de 184 646 bouteilles de vin d'Anjou ne rendit point sa langue moins habile que sa plume et son poinçon". Rabelais parvient ainsi à déclamer une véritable éthique de la vie qui prône l'adoption d'une consommation de vin, érigée en vertu. Et Rabelais va jusqu'à faire de l'usage du vin un attribut anthropologique majeur :
"L'usage du vin, outre le verbe prolixe et la prière fervente, est de toutes les actions humaines ce qui le distingue des autres créatures terrestres."
Ce
Traité de bon usage de vin se révèle être une véritable ode épicurienne dans laquelle Rabelais libère ses aspirations émancipatrices et laisse entrevoir les mœurs qui ont cours parmi les habitants.
DES BONNES MŒURS DU MATIN
"Une âme folâtre est grande salubrité : le buveur de bonnes mœurs sait s'en souvenir. Un vin exquis, bu tripe creuse 1, renouvelle les forces [...]
C'est pourquoi il convient, dès potron-minet, de se rincer le museau, de s'humecter les poumons, de se laver les tripes : ainsi vous serez fringants et ingambes [...]
Le vin vous donnera le jour durant des selles fermes et assurées, que le sage Epistémon2 nomme papales, car elles sont par nature infaillibles. Qui au contraire boit dès le matin de l'eau ou quelque liquide analogue sera ramolli et cul-pendant jusqu'aux ultimes heures vespérales ; et il se couchera en sueur et aura des cauchemars. Et au contraire qui boit du vin aura la conscience tranquille et l'esprit paisible jusqu'au crépuscule ; et ainsi jour après jour et derechef.
Et le vin vous donnera pisse saine et rose, veloutée comme bois de cerf. Alors que les buveurs d'eau l'auront trouble et soufrée.
Et le vin vous donnera une verge puissante et belle, que vous brandirez à volonté et observerez avec contentement. Alors que les buveurs d'eau l'auront pleine de bulles et de hoquets. [...]" (p. 39-40)
1. A jeun
2. Educateur de Pantagruel, cf. Second Livre, ch. V et passim. |
Les illustrations de la présente édition sont tirées des Songes drolatiques de Pantagruel, François Desprez, Paris, 1564. |
L'auteur
Rabelais François (1494?-1553)
Successivement moine lettré, médecin fameux et professeur d'anatomie, puis curé de Meudon, Rabelais est notamment l'auteur de
Pantagruel (1532) et de
Gargantua (1546). Il n'a cessé de mêler dans ses œuvres des idées profondément humanistes à un goût prononcé pour la farce et les inventions verbales.