Présentation : Vin, amour et poésie, la vie romancée d'Omar Khayyam
Décrivant avec érudition la vie du savant et poète perse du xie siècle Omar Khayyam, Jean-Yves Lacroix brouille le genre de la biographie. Les faits avérés deviennent des jalons entre lesquels il n’hésite pas à laisser parler son imagination ou à s’identifier à cet hédoniste triomphateur.
Né à Nishapour, l’éminent Khayyam réforme le calendrier en 1079. Cette contribution majeure à l’unification du pouvoir lui assure la protection de l’Empire. Génie indocile, il se retire de la vie publique après avoir écrit des traités capitaux. Il a trouvé mieux à faire : boire inconsidérément, louer l’ivresse, célébrer la beauté. Sa ville natale devient le lieu privilégié de ses déambulations. Il fréquente le quartier des artisans, les tavernes. Blasphémateur inspiré, à une époque où l’orthodoxie religieuse s’intensifie, il écrit les
Rubaï’yat, quatrains considérés comme "des serpents venimeux pour la loi divine" !
Il se réclame de son maître, Avicenne, alcoolique méthodique, et s’emploie à l’égaler. C’est dans une taverne que se noue une aventure fusionnelle avec une poétesse… promise à un autre. Cet amour contrarié bouleversera Khayyam. Un cure-dent en or, trouvé dans un bazar, symbolisera sa "résurrection".
Décrire, c’est toujours inventer, et Jean-Yves Lacroix le fait fort bien. D’hypothèses volatiles en bonheurs d’écriture, il achève son récit par un autodafé, le plus beau pied de nez que l’on puisse faire au "savoir".
Extrait
XI
OMAR Khayyam se régala toute sa vie des innombrables ragots qui se colportaient en tous lieux sur le compte d'Avicenne. Il en fit sa légende. En chacun de ses points, il s'éprouva à égaler le maître, et à le surpasser, quand c'était possible. Le vin, Omar Khayyam en parle comme du trésor qui lui est resté de sa jeunesse. L'habitude de boire, il faut croire qu'il l'a également contractée très tôt, dans un cadre scolaire propice aux initiations. Il possédait lui aussi quelques précieuses dispositions, et la plus précieuse d'entre toutes : il n'était jamais sujet à l'ennui.
A trente et un ans, Omar Khayyam comptait un sérieux avantage sur Avicenne : sa rente et la perspective de ne travailler jamais, à quoi s'attachent tant de nos efforts de pauvres humains. Il ne lui restait, en somme, que de donner sa pleine mesure.
La culpabilité de boire qui mine le buveur comme le ver la pomme, et le diminue si bien qu'elle lui est un nouveau sujet d'oublier, Omar Khayyam la rejetait avec toute la violence et la lucidité de celui qui connaît l'art de la balance et du refus. Quand la raison revenait le tarauder,
il lui crachait au visage. Mort le zonzon des philosophes, enterrée la raison des gens raisonnables. Pour mieux marquer ce qui le séparait des hommes de sciences et de toutes les figures de la dévotion à l'ordre courant, Omar Khayyam répudia l'arabe, la langue véhiculaire, celle des traités diplomatiques et métaphysiques, celle des discours mathématiques, des propédeutiques, celle du pouvoir et de son administration. Pour le reste de son âge, il ne parla plus que la langue des femmes de son pays.
Omar Khayyam, avec toutes les ressources de la poésie et de son estomac, se fit le champion du vin. Et il faut bien qu'il l'ait été, car on imagine mal, dans les tavernes où sont nés les
Quatrains, qu'un homme parlant de boire ait pu jouir d'un quelconque crédit qu'il n'ait joint le geste à la parole. Omar Khayyam évoque tant de raisons de s'arsouiller, pare le vin de tant de qualités, qu'il faut y voir la manière d'un zélateur et d'un athlète qui s'encourage ou se rappelle au devoir, et non celle d'un homme qui se justifie. Il égrène par jeu les évidences, et leur trouve un jour surprenant : "jamais plus nous ne boirons si jeunes".
Mais l'ivresse est peuplée de mensonges. Elle procède par omission, par simplification hasardeuse et sans effet. Sans conséquence, non plus, dans son projet, parce qu'à tout vouloir simplifier, on irait mourir dans les cimetières. Il n'est pas d'autre raison de boire, en définitive, que de boire et d'avoir bu. Mais il y a la façon. (p. 54-56)
L'auteur
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Vice-champion du monde de Scrabble catégorie Cadet en 1983, Jean-Yves Lacroix est né en 1968 à Grenoble. Libraire de livres anciens, il a également traduit plusieurs ouvrages d’Herman Melville dont Bartleby et, au printemps dernier, Moi et ma cheminée. Le Cure-dent est son premier récit.
video 00:03:54 - 4 août 2008
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Revue de presse
Revue de presse (pdf) des éditions ALLIA
"Grandeur et décadence d'un poète persan", par Guillaume Marien (fluctuat.net, 20/07/08)
"Vin, amour et poésie", par Isabelle Rüf, (Le Temps, 13/09/08)
"Le Cure-dent de Jean-Yves Lacroix, Bonheurs d'écriture et de lecture", par Françoise Biver (le blog de Jean-Marc Scanreigh et de Françoise Biver, 08/09/08)
"Le cure-dent, Jean-Yves Lacroix", par Cecile Fonfreyde, (actualitte.com, 11/02/09)
Liens
Sur le site de l’encyclopédie de l’Agora : Dossier consacré au poète persan Omar Khayyam
Omar Khayyam, Les Quatrains, Traduit de l'anglais par Charles Grolleau, Paris, Editions Allia, 2008.