Le courtier bordelais au XIXe siècle
ou la dynamique sensible de la construction sociale d'un espace viticole

Eric POTHIER
Doctorant en Histoire contemporaine
Université de Bordeaux 3
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Au début du XIXième siècle, André Jullien inaugure un style nouveau de littérature œnologique avec une Topographie de tous les vins connus associée à un Manuel du sommelier qui normalise le rapport du consommateur au vin. C'est le début de l'ère de la publication des classements viticoles qui s'épanouit dès le premier tiers du siècle dans la région bordelaise. Cette classification sociale des crus est référencée à une théorie de la sensibilité œnanthique. Le courtier, expert en dégustation en est le maître d'œuvre et le garant.

Evoquer les aptitudes du courtier à déguster, c'est se situer dans un tissu d'enjeux économiques et sociaux, dans l'enchevêtrement des intérêts matériels construisant une société dans une grande cité commerciale et irriguant un vaste territoire rural. L'appréciation est professionnelle et revêt des caractéristiques techniques précises dans la concurrence économique. Il y un réseau serré de rivalités et le courtier est chargé de signifier le juste. La totalité des pratiques œnologiques est déterminée par les normes sensorielles. Si l'odeur et le goût donnent au vin son identité, le regard impose la limpidité comme le critère déterminant de la qualité. La vue commande donc les pratiques difficiles de clarification et de manutention qui régule le cycle œnologique entier.

L'expertise sensorielle des vins, en guidant les classifications, contribue aussi à la construction des territoires viticoles. Les espaces sont circonscrits et fragmentés. Mais surtout, la prétention des bordelais à l'expertise sensorielle des vins se révèle être le levier du raffinement des clivages sociaux. C'est un dispositif d'attention sociale : le regard social différencie ceux qui ont un rapport immédiat à la vigne, à la terre, et ceux qui par leur sens se consacrent à l'expertise des vins. La dynamique est intérieure au bordelais mais s'applique aussi à l'encontre de l'extérieur et disqualifie toutes les sociétés viticoles trop peu distancées de la terre. Ainsi, la revendication de la différenciation sensorielle des vins se révèle être autant un défi à la concurrence qu'une vision du monde.