Le vin peut-il être, au même titre que le politique ou le social, un objet d'histoire?
Pour Théodore Zeldin, historien britannique auteur d'une monumentale Histoire des passions françaises de 1848 à 1945, cela ne fait aucun doute : "Le vin a joué dans la vie des Français un rôle aussi considérable et aussi complexe que celui joué par les idées politiques ou sociales". [1]
De même, selon Gilbert Garrier : "Boire et parler du vin, c'est consommer de l'espace et du temps. C'est être intensément historien." [2]
Cette double fonction socialisante et d'historisation du vin sera illustrée ici à travers l'évocation de trois crises sociales et politiques : les révoltes des vignerons, dans le Midi en 1907 et dans le vignoble champenois en 1911, et la guerre de 14/18.
Si les révoltes des vignerons, surtout en 1907, ont fait trembler la République et l'unité nationale, au contraire, pendant la Première guerre mondiale le vin personnifié dans le "Père Pinard" a été le symbole de l'union sacrée autour des "Poilus" défenseurs de la Patrie.
1) 1907 - La révolte des vignerons dans le Midi
"Depuis l'épidémie de phylloxéra, le pays n'avait pas connu une semblable misère. Il y avait trois ans qu'elle montait. Les vignerons tournaient dans leurs caves comme des fauves autour de leurs grilles. Les ouvriers sans travail promenaient par les rues leurs visages terreux. Des femmes aux chignons croulants montraient le poing au ciel. Les enfants pleuraient. Jamais la détresse humaine n'était apparue plus poignante que dans ce terroir d'abondance et de soleil." (Ludovic Massé, Le vin pur, Paris, P.O.L, 1984, p. 189)
En 1906, les vignobles jeunes l'Aude produisent 8,2 millions d'hectolitres. Les importations anarchiques et les pratiques frauduleuses viennent s'ajoutent à cette énorme production provoquant la chute des cours du vin. Les manifestations se multiplient dans tout le Languedoc. Le 9 juin 1907, une foule estimée à un million de personnes manifeste à Montpellier. Le 19 juin, à Narbonne, des cuirassiers chargent et tuent un homme. Le lendemain l'armée tire sur la foule faisant cinq victimes. Mais le 17e régiment d'artillerie de Béziers, essentiellement composé de Languedociens se révolte et rejoint les manifestants. L' Assemblée nationale va prendre alors des mesures afin de "prévenir le mouillage et le sucrage des vins". C'est ainsi que sont nés, à la suite des revendications des vignerons, les services de répression des fraudes qui ont permis la mise en place des appellations d'origine pour un meilleur contrôle de la qualité des vins.
A l'origine, la révolte des vignerons est essentiellement menée par Marcelin Albert (1851-1921) et son Comité de Défense Viticole d'Argelliers : "Petit paysan d'Argelliers, aux allures de "Christ Espagnol", Marcelin Albert est un "touche à tout" : directeur d'une troupe théâtrale, cafetier et vigneron. Dans son village, on le surnomme lo Cigal (la Cigale, à cause de son esprit fantasque et insouciant). Depuis 1900, il se lance dans la lutte pour la défense du vin naturel contre le vin de fraude. Il est l'initiateur de la révolte des vignerons qui commence le 11 mars 1907." (Georges Ferré, 1907, La guerre du vin. Chronique d'une désobéissance civique dans le midi, Editions Loubatières, 1997, p. 97) Mais c'est le docteur Ernest Ferroul (1853-1921, maire de Narbonne, qui donne au mouvement viticole initié par Marcelin Albert sa dimension politique en proclamant la désobéissance civique des maires et la grève de l'impôt (10 juin 1907).
Ces événements ont profondément marqué la conscience populaire. Ils ont inspiré une foule de poètes et de chansonniers comme Bruant ou Montéhus [3] et son célèbre "Gloire au 17e" :
"Salut, salut à vous
À votre geste magnifique
Vous auriez en tirant sur nous
Assassiner la République..."
Paroles de Montéhus, musique de Chantegrelet et Doubis. Harmonisation pour 4 voix mixtes : Jean-Paul Finck.
Il existe également toute une littérature anonyme et collective. Le 11 mars 1907, Marcelin Albert et "87" vignerons d'Argeliers se rendent à Narbonne pour rencontrer la commission parlementaire qui enquête sur la crise viticole. Ils font ensuite le tour de la ville en chantant pour la première fois cette chanson qui sera l'hymne principal de la "révolte des gueux "
La Vigneronne
(Air de Charles VI - Chant de guerre)
Premier couplet
Jadis tout n'était qu'allégresse ;
Aux vignerons point de soucis,
Hélas aujourd'hui la tristesse
Règne partout en ce pays ; (bis)
On n'entend qu'un cri de colère,
Un cri de rage et de douleur : (bis)
au refrain.
Deuxième couplet
En vain on veut sécher nos larmes
Nous berçant d'espoir mensonger ;
Les actes seuls donnent des armes
Quand la patrie est en danger. (bis)
Tous au drapeau, fils de la terre,
Et poussons tous ce cri vengeur : (bis)
au refrain.
Troisième couplet
C'est dans l'union qu'on aiguise
Les glaives qui font les vainqueurs
Et la victoire n'est promise
Qu'à l'union des gens de coeur. (bis)
Quand la bataille s'exaspère
Il ne faut pas de déserteurs ! (bis)
au refrain,
Refrain
Guerre aux bandits narguant notre misère (bis)
Et sans merci guerre aux fraudeurs, (bis)
Oui guerre à mort aux exploiteurs, (bis)
Sans nulle merci la guerre aux fraudeurs
Et guerre à mort aux exploiteurs,
Oui !
(Chaque fois reprise du refrain en choeur)
Les Archives Municipales de Narbonne conservent une importante documentation constituée de textes (discours, pancartes, affiches, journaux…), de photos, de caricatures, etc.
Le Tocsin, organe de la lutte viticole
(Archives Municipales de Narbonne)
"Après le succès de la marche des "87" d'Argelliers à Narbonne, naît le comité d'initiative de défense viticole dont le président est Marcelin Albert. Devant l'indifférence du gouvernement, Albert décide d'organiser dans toutes les villes du Midi des meetings et de se doter d'un journal Le Tocsin, qui paraît le 21 avril 1907 à Capestang. Le premier numéro contient le fameux "Qui nous sommes ?" (Archives Municipales de Narbonne) qui appelle à la mobilisation. Cet article maintes fois reproduit sous forme d'affiche reste le symbole de la révolte." (Georges Ferré, 1907, La guerre du vin. Chronique d'une désobéissance civique dans le midi, Editions Loubatières, 1997, p. 103)
Les sarments de la colère
Cette caricature, vendue dans les manifestations pour soutenir l'action du Comité d'Argelliers, montre Marcelin Albert monté sur un tonneau pour défendre le vin naturel.
SERMENT DES VIGNERONS
Vive le Vin Naturel
A bas le Sucre
Guerre aux Fraudeurs
Hélas! nous n'avons plus le rond!
Mais, s'il le faut, gare aux ruades!
Nos barriques nous serviront
Pour de nouvelles barricades!
(Archives Municipales de Narbonne)
L'ironie du désespoir
Cette carte était vendue lors de la manifestation de Nimes le 2 juin 1907.
Souvenir de la Grande Manifestation des Viticulteurs :
dans les arènes de Nimes, le combat du " toro" du Midi contre le "sucre".
Marseillaise des viticulteurs
Pour affirmer nos droits de vivre,
Fils du Midi, assemblons-nous ;
Les fraudeurs à la mort nous livrent,
Qu'ils redoutent notre courroux ! (bis)
Entendez-vous dans nos campagnes,
Retentir nos cris et nos pleurs ?
Depuis trop longtemps les fraudeurs
Affament nos fils, nos compagnes.
Debout ! Viticulteurs !
C'est trop, trop de malheurs !
Luttons ! luttons !
Pour que la faim déserte nos maisons !
Quoi! ces fraudeurs dans leurs richesses
Riraient de nos pauvres foyers !
Eux qui vivent de nos détresses
Devant eux nous verraient ployer (bis)
Quoi ! nous dépeuplerions nos terres
Des vignes aux pampres juteux!
Là où vécurent nos aïeux
Nous ne trouverions que misère !
Debout ! Viticulteurs !
C'est trop, trop de malheurs !
Luttons ! luttons !
Et, sans faiblir, ensemble nous vaincrons !
De notre vin nous voulons vivre.
Qu'on écoute enfin notre voix;
Que des fraudeurs on nous délivre,
Qu'on nous donne ce qu'on nous doit. (bis)
Accourez ceux de Carcassonne,
De Béziers et de Lézignan,
D'Argeliers, Nîmes, Perpignan,
Coursan, Montpellier et Narbonne !
Fils du Midi, Debout !
Nous irons jusqu'au bout!
Luttons ! luttons !
Et, sans faiblir, ensemble nous vaincrons !
[1]Théodore ZELDIN, Histoire des passions françaises, 1848-1945, Tome 3 (Goût et corruption), Paris, Recherches, collection encres, p. 458.
[2]Gilbert Garrier, Le Vin des Historiens, Actes du colloque Vin et histoire, Suze La Rousse, Université du vin, 1990, p. 13.
[3] Gaston Mordachée Brunschwig dit "Montéhus" (ou Monthéus), chansonnier français. Paris, 9 juillet 1872 - décembre 1952.
mise en ligne : 01/03/2005
POUR CITER CET ARTICLE :
Amancio Tenaguillo y Cortázar, "Le vin sur la scène de l'histoire 1 : 1907 - La révolte des vignerons dans le Midi", in "Le vin social et politique", Cepdivin.org, mars 2005, [En ligne] http://www.cepdivin.org/articles/tenaguillo02.html (Page consultée le ).