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Le goût narcissique

Entretien avec Michel Le Gris


par Roland Pfefferkorn


Roland Pfefferkorn : Michel Le Gris, vous avez publié un livre extrêmement original portant sur le goût du vin : Dionysos crucifié. Vous vous situez explicitement dès le sous-titre de votre ouvrage "à l'heure de sa production industrielle". Pourtant, lorsqu'on lit votre livre on constate très vite que le propos va bien au-delà de la seule question de la viti-viniculture et que vous touchez à un ensemble de questions fondamentales qui ne sont pas sans rapport avec les caractéristiques marchandes de notre monde contemporain...

Michel Le Gris : On ne peut écrire de façon sensée sur un sujet sans à la fois le cerner dans sa réalité spécifique, avec ce que cela comporte de technique, et le replacer dans le mouvement de son époque. J'ai donc non seulement parlé du vin, mais aussi de la formation de la sensibilité dans le monde moderne, gouverné par les puissances marchandes ­ financières et industrielles. Il est également impossible de comprendre le sens des transformations à l'œuvre dans l'élaboration des vins sans le replacer dans le contexte de ce que j'ai nommé le subjectivisme contemporain.

R. P. : Qu'entendez-vous par là ?

M. L. G. : C'est d'abord la tyrannie de l'immédiateté, l'enfermement du goût dans la sphère narcissique. C'est en tout cas l'une des dimensions de ce subjectivisme. L'intégration actuelle du goût des vins dans l'univers subjectiviste se traduit par un appauvrissement. Dans les pays d'ancienne tradition vinicole, on dit souvent que les vins, pour le meilleur ou le pire, expriment leurs raisins d'origine, leur terroir de naissance, le climat de leur millésime etc. Mais on oublie de dire qu'ils ressemblent aussi à leur époque. Depuis l'Antiquité, l'histoire du vin est inséparable de celle de son commerce. Ce qui aujourd'hui est radicalement neuf, c'est la prise en compte de l'aspect commercial dès le stade de l'élaboration du produit grâce notamment à une technologie sans commune mesure avec ce dont les époques antérieures ont disposé. Sous le couvert d'idéologies du terroir et de l'authenticité, un nombre croissant de vins sont en train de devenir de simples objets marchands modulés selon la demande du marché. L'idéal commercial, c'est le produit aux contours strictement définis et aux allures obligatoirement flatteuses ; à mon sens, la négation même de toute culture du goût...

R. P. : Tout ce que vous dites là à propos d'un domaine tout à fait spécifique, le produit de la vigne et la viniculture, ne rejoint-il pas ce qu'un auteur américain comme Christopher Lasch, que l'on est en train de rééditer en France, appelait "la culture du narcissisme" ?

M. L. G. : Ce que j'ai pu écrire sur l'appropriation de la sensorialité par les puissances marchandes, sa mise en condition par l'idéologie techno-scientiste et son enfermement dans la bulle narcissique retrouve, par bien des aspects, ce que Christopher Lasch observait, il y a vingt ans, dans le contexte de la société américaine. Dit très schématiquement, on assiste, dans le domaine du goût comme en d'autres, au passage de la personnalité névrotique à la personnalité narcissique. Je précise qu'au moment de la remise de mon manuscrit à l'éditeur, je n'avais lu aucun ouvrage de Lasch, ce qui explique que je n'y fasse aucune allusion. C'est donc a posteriori que j'ai noté bien des convergences entre sa démarche et la mienne.

R. P. : Appliqué au domaine du goût, comment entendre ce passage, ce glissement, de l'univers névrotique à celui du narcissisme ?

M. L. G. : Dans l'espace névrotique, qui n'a pas disparu, mais qui tend à être subverti par la domination du narcissisme, le rapport au réel me paraît moins compromis, moins altéré que dans le cas du narcissisme, cet espace-limite entre névrose et psychose et sur lequel il existe maintenant une abondante littérature psychiatrique. J'ai par exemple le sentiment que le "goût hystérique", ou le "goût obsessionnel", pour aliénés ou limités qu'ils soient, gardent malgré tout une relative ouverture sur le réel, autrement dit une possibilité de s'élaborer, de se développer, de se diversifier, de se raffiner, bref de se sublimer. Rien n'est moins sûr en ce qui concerne ce que j'appellerai le "goût narcissique". Donnez-moi ce qui est conforme à mon goût ! L'apparence libertaire de la demande doit d'autant moins abuser, que cette demande est complètement tombée sous la coupe de l'exploitation marchande. Le goût subjectif se pose en absolu, et rejette comme une contrainte intolérable toute perspective d'initiation, de sortie de soi, de développement au contact d'une réalité esthétiquement plus vaste que lui, dans la mesure où celle-ci existe encore.

R. P. : Comment décririez-vous, à propos du goût des vins, cette emprise de l'immédiateté narcissique ?

M. L. G. : Deux concepts synthétisent à mon avis les tendances actuelles dans l'élaboration des vins et le calcul de leur goût : d'un côté, la réduction du spectre des saveurs et des sensations tactiles ; d'un autre, l'exacerbation simpliste de certains parfums. L'appauvrissement tactile va dans le sens du moelleux, de ce confort que le goût narcissique a érigé en exigence. Quant à l'idéal aromatique qui devient aujourd'hui la norme, il me paraît illustrer, par sa brutalité, tout ce que Lasch dit de la violence du surmoi chez l'individu postmoderne, cette violence destructrice d'un surmoi "libéré" de toutes normes et qui fonctionne en quelque sorte à vide, c'est-à-dire bestialement. De la violence aromatique de nombreux produits industriels, il émane quelque chose d'autodestructeur. Tout ce qui est fragile, subtil, nuancé et donc formateur au plan esthétique en est exclu. Cette esthétique sommaire fait aujourd'hui école dans les vignobles. J'ai parlé, pour ma part, de servitude sensorielle, phénomène d'aliénation esthétique tout à fait spécifique à une société où la domination travaille à temps plein, mais à l'écart de tout principe et de toute autorité.

R. P. : Toujours à propos de cette servitude sensorielle, vous vous référez également aux philosophes de l'École de Francfort, Adorno notamment, que vous citez à plusieurs reprises. Pourquoi cette référence, plutôt insolite, dans un essai consacré au goût du vin ?

M. L. G. : Les auteurs de l'École de Francfort furent parmi les premiers à comprendre et à dénoncer l'emprise de la logique marchande sur des aspects de la sensibilité jusqu'alors préservés. Dès lors que j'ai été amené à réfléchir sur la formation du goût dans un environnement dominé par les puissances industrielles, l'industrie agro-alimentaire notamment, j'en suis arrivé à la conclusion qu'il existe une "industrie sensorielle", au sens où Adorno parlait en son temps d'une industrie culturelle.

R. P. : Quels sont les principaux effets de cette "industrie sensorielle" ?

M. L. G. : Dans les sociétés où les puissances techniques et commerciales n'exerçaient pas une domination sans partage, la formation de la sensibilité gustative profitait d'une séparation fortuite des pouvoirs, susceptible de ménager un espace à la liberté sensorielle. Cet espace est aujourd'hui plus que précaire. Lorsqu'il dénonce la mac-donaldisation du monde, cette perspective effrayante d'une soumission totale des corps et des imaginations à la mondialisation marchande, Paul Ariès fait, lui aussi, valoir que "l'alimentation réifiée a besoin d'hommes réifiés, soumis à une rationalité calculée et calculante".

R. P. : Cette alliance que vous pressentez, et que vous redoutez, entre la subjectivité narcissique et les stratégies de l'expansion marchande risquent de conduire à la "normalisation gustative" dont vous parlez dans votre essai. Cette évolution vous semble-t-elle inéluctable ou y a-t-il des raisons d'espérer une inversion de tendance ?

M. L. G. : Dans un univers où l'on en est à concevoir des logiciels pour bébés, un univers où la satisfaction du désir consiste donc à appuyer sur un bouton ou à cliquer sur une souris, il y a en effet quelque chose d'anachronique à ce que les produits du vignoble continuent à être, quelles que soient leurs imperfections, ce qu'ils ont été bon gré, mal gré, au cours de leur histoire : à savoir un produit agricole qui, avant de satisfaire une demande, exprime de façon gustative un ensemble de réalités naturelles, sol, sous-sol, variétés de vignes, climat et ses variations annuelles. Faut-il immuniser les vins contre le risque qu'ils puissent déplaire ? C'est là le but que poursuit une certaine œnologie. A cette conception industrielle, j'oppose l'idée que les vins sont potentiellement des ingrédients de la liberté sensorielle, une liberté qui n'est pas l'opposé du plaisir, mais la condition de son accroissement, de son élargissement, de son devenir-intelligent. Nous sommes un certain nombre, au demeurant difficile à évaluer, à défendre cette optique.

Psychiatrie Française, Vol. XXXI 3/00 - Décembre 2000.
Article repris avec l'autorisation de Roland Pfefferkorn.


A lire également : "Michel Le Gris, le philosophe du vin", Propos recueillis par Emmanuel Tresmontant, sept. 2001, sur www.viamichelin.com

psychiatrie françaisewww.psychiatrie-francaise.com
mise en ligne : 12/09/2006


Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l'université Marc Bloch de Strasbourg. Michel Le Gris, philosophe de formation, exerce à Strasbourg le métier de caviste à l'enseigne du "Vinophile". Il est l'auteur de Dionysos crucifié, Essai sur le goût du vin à l'heure de sa production industrielle, Paris, Editions Syllepse, 1999.


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