Philippe Sollers
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BORDEAUX : CITE DES LUMIERES
Où que je me trouve, je peux revenir soudain à Bordeaux par la couleur ou par le vin, par un signal lumineux sombre ou par un certain parfum dans la bouche.
Avant d'être la ville où je suis né, Bordeaux est ainsi une information diffuse, distribuée dans les tissus ou le contenu des bouteilles. Le mot de « bordeaux » lui-même, en dehors de l'étymologie, évoque pour moi la rive, le lieu stable d'où l'on pourrait voir, indéfiniment, couler l'espace et le temps. L'eau, le vin, le sang transformé en vin, le bord de la durée physique, et voilà une idée de ce que peut être un port dans l'aventure du corps, « le port de la lune », en plus, avec un croissant bienveillant et oriental, comme un poinçon des mille et une nuits en cours de sommeil.
La ville est entourée par des centaines de contes de fées protégés. Bordeaux est le château principal des châteaux environnants, une sorte de « coffre », un peu en retrait de l'océan dont la pression douce se fait sentir. Au sud : le brasier permanent des Landes. Au nord-ouest : l'ouverture atlantique. Entre le feu résineux et l'espace maritime incurvé : une ville tempérée qui résume tous les climats. Supposons maintenant que je sois à New York, à Pékin, à Amsterdam ou à Londres : j'ouvre cette bouteille de margaux, je la bois lentement, je vais dormir, et le lendemain matin, je sais que j'ai été filtré par Bordeaux. Il faut « dormir » le vin pour le comprendre. C'est d'ailleurs plutôt lui qui vous comprend, qui vous accepte ou qui vous refuse. N'est pas dans le bordeaux qui veut. Un Bordelais est souvent bavard, mais c'est pour mieux cacher son silence. Personne n'est aussi trompeur sans avoir à le faire exprès. Cette gaieté ? Peut-être une mélancolie profonde. Cet art de vivre ? Sans doute une conscience aiguë du néant. [...]
© Le Point 25/04/03 - N°1597 - Page 206 - En ligne |