Émile Nelligan (1879-1941)
Né à Montréal le 24 décembre 1879, Émile Nelligan s'adonne à la poésie alors qu'il est encore écolier. Après avoir interrompu ses études, il mène une vie de bohème. Il publie une vingtaine de poèmes dans plusieurs journaux et revues entre 1896 et 1899, années au cours desquelles il compose l'essentiel de son œuvre, qui paraîtra en 1904 grâce au critique Louis Dantin. Atteint de maladie mentale, il est d'abord hospitalisé à la retraite Saint-Benoît-Joseph-Labre en 1899, il y restera jusqu'en 1925, alors qu'il est interné à Saint-Jean-de-Dieu où il meurt le 18 novembre 1941.
Objet de nombreuses études jusqu'à nos jours, la poésie de Nelligan rallie l'opinion des critiques, qui lui reconnaissent une sensibilité extrême et un talent exceptionnel. Sur le mode romantique et symboliste, Nelligan aborde les thèmes de l'enfance, de la musique, de l'amour et de la mort. Son destin tragique, son œuvre lourde de promesses et empêchée, ses exigences esthétiques ont fait de lui une figure mythique de la poésie québécoise. (Sources : Les Éditions Fides)
Liens
Fondation Emile Nelligan
www.emile-nelligan.com
Pour mieux connaître Émile Nelligan
|
La romance du vin
"Ce poème de neuf quatrains a été écrit par un soir de mai 1899. C'est dans ce poème qu'il a investi sa rage et sa douleur d'être un poète incompris, ses sanglots de vivre. La société contribue à son malheur, à son rire sonore, à ses sanglots étouffés. C'est une réponse aux journalistes croque-morts, aux femmes qui rient de lui, aux hommes qui repoussent sa main. Jamais Nelligan n'avait-il crié aussi fort. Toutes les strophes du poème sont ponctuées d'exclamations. Dans un moment d'extrême isolement, la place revient au cri et à l'ironie. Rien de plus à propos que de jeter à la face de cette auguste assistance, la dure vérité qu'elle applaudit la poésie sans comprendre le poète.
C'est un diatribe adressée à la société, c'est un credo poétique. C'est l'inextricable ivresse d'être: affirmer son désir de vivre douloureusement et pleinement sa destinée d'artiste, dans l'effarante lucidité de son moi déréglé. Les énoncés et les images de ce poème convergent vers un état d'âme qui alterne les périodes d'excitation et de dépression. Il s'agit en effet, d'une alternance de gaieté et de tristesse, de gloire et d'échec, d'euphorie et d'apathie, de rire sonore et de sanglots... Ce fut le chant du cygne d'un homme meurtri, incompris et aigri."
Paul WYCZYNSKI, Biographie de Nelligan, 1987, p. 290.
Tout se mêle en un vif éclat de gaieté verte
Ô le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en choeur,
Ainsi que les espoirs naguère à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.
Ô le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le coeur du jour qui se meurt parfumé.
Je suis gai! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !
Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l'Art !...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.
C'est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et objet du mépris,
De se savoir un coeur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orage !
Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Ou l'Idéal m'appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !
Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un rythme s'entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !
Je suis gai ! je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé ?
Les cloches ont chanté; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j'ai peur d'éclater en sanglots !
Émile Nelligan, La romance du vin, 1899 |