Charles Baudelaire (1821-1867)
Les Fleurs du Mal
Du vin et du haschisch
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ENIVREZ-VOUS
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : "Il est l'heure de s'enivrer! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise."
(In
Le Spleen de Paris (1862), repris en 1864 sous le titre Petits poèmes en prose)
LE VIN
- CIV - L'Ame du Vin
- Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles :
- "Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
- Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
- Un chant plein de lumière et de fraternité !
- Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
- De peine, de sueur et de soleil cuisant
- Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme ;
- Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
- Car j'éprouve une joie immense quand je tombe
- Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,
- Et sa chaude poitrine est une douce tombe
- Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
- Entends-tu retentir les refrains des dimanches
- Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
- Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
- Tu me glorifieras et tu seras content ;
- J'allumerai les yeux de ta femme ravie ;
- A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
- Et serai pour ce frêle athlète de la vie
- L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
- En toi je tomberai, végétale ambroisie,
- Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
- Pour que de notre amour naisse la poésie
- Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !"
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- CV - Le Vin de Chiffonniers
- Souvent à la clarté rouge d'un réverbère
- Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre
- Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
- Où l'humanité grouille en ferments orageux,
- On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
- Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
- Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
- Epanche tout son coeur en glorieux projets.
- Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
- Terrasse les méchants, relève les victimes,
- Et sous le firmament comme un dais suspendu
- S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
- Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage
- Moulus par le travail et tourmentés par l'âge
- Ereintés et pliant sous un tas de débris,
- Vomissement confus de l'énorme Paris,
- Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
- Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,
- Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
- Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
- Se dressent devant eux, solennelle magie !
- Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
- Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
- Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !
- C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole
- Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;
- Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
- Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
- Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence
- De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
- Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
- L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !
- CVI - Le Vin de l'Assassin
- Ma femme est morte, je suis libre !
- Je puis donc boire tout mon soûl.
- Lorsque je rentrais sans un sou,
- Ses cris me déchiraient la fibre.
- Autant qu'un roi je suis heureux ;
- L'air est pur, le ciel admirable...
- Nous avions un été semblable
- Lorsque j'en devins amoureux !
- L'horrible soif qui me déchire
- Aurait besoin pour s'assouvir
- D'autant de vin qu'en peut tenir
- Son tombeau ; - ce n'est pas peu dire :
- Je l'ai jetée au fond d'un puits,
- Et j'ai même poussé sur elle
- Tous les pavés de la margelle.
- - Je l'oublierai si je le puis !
- Au nom des serments de tendresse,
- Dont rien ne peut nous délier,
- Et pour nous réconcilier
- Comme au beau temps de notre ivresse,
- J'implorai d'elle un rendez-vous,
- Le soir, sur une route obscure.
- Elle y vint- folle créature !
- Nous sommes tous plus ou moins fous !
- Elle était encore jolie,
- Quoique bien fatiguée ! et moi,
- Je l'aimais trop ! voilà pourquoi
- Je lui dis : Sors de cette vie !
- Nul ne peut me comprendre. Un seul
- Parmi ces ivrognes stupides
- Songea-t-il dans ses nuits morbides
- A faire du vin un linceul?
- Cette crapule invulnérable
- Comme les machines de fer
- Jamais, ni l'été ni l'hiver,
- N'a connu l'amour véritable,
- Avec ses noirs enchantements,
- Son cortège infernal d'alarmes,
- Ses fioles de poison, ses larmes,
- Ses bruits de chaîne et d'ossements !
- - Me voilà libre et solitaire !
- Je serai ce soir ivre mort ;
- Alors, sans peur et sans remords,
- Je me coucherai sur la terre,
- Et je dormirai comme un chien !
- Le chariot aux lourdes roues
- Chargé de pierres et de boues,
- Le wagon enragé peut bien
- Ecraser ma tête coupable
- Ou me couper par le milieu,
- Je m'en moque comme de Dieu,
- Du Diable ou de la Sainte Table !
- CVII - Le Vin du Solitaire
- Le regard singulier d'une femme galante
- Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
- Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
- Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;
- Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;
- Un baiser libertin de la maigre Adeline ;
- Les sons d'une musique énervante et câline,
- Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
- Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
- Les baumes pénétrants que ta panse féconde
- Garde au coeur altéré du poète pieux ;
- Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
- - Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
- Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !
- CVIII - Le Vin des Amants
- Aujourd'hui l'espace est splendide !
- Sans mors, sans éperons, sans bride,
- Partons à cheval sur le vin
- Pour un ciel féerique et divin !
- Comme deux anges que torture
- Une implacable calenture
- Dans le bleu cristal du matin
- Suivons le mirage lointain !
- Mollement balancés sur l'aile
- Du tourbillon intelligent,
- Dans un délire parallèle,
- Ma soeur, côte à côte nageant,
- Nous fuirons sans repos ni trêves
- Vers le paradis de mes rêves !
(In
Le vin, Les Fleurs du Mal)
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